وَلَا يَحْزُنكَ قَوْلُهُمْ إِنَّ الْعِزَّةَ لِلَّهِ جَمِيعًا

Saeed Kamali Dehghan
Journalist | The Guardian

En Iran, on risque toujours d’être puni pour son imagination

Saeed Kamali Dehghan | Le Monde | le 19 juin 2008

S’il vivait aujourd’hui, Montesquieu ne demanderait pas “Comment peut-on être persan?”, mais: “Comment peut-on être un écrivain persan?” L’Iran, qui était mondialement connu pour sa poésie, est en panne de littérature. Depuis la révolution islamique de 1979, tous les livres, y compris les ouvrages de fiction, sont tributaires du ministère de la culture et du Conseil islamique. Une autorisation de publication a toujours été nécessaire, mais le contrôle est de plus en plus étroit.

Un grand nombre de livres classiques et de best-sellers ne peuvent plus être réimprimés depuis l’élection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, en 2005, et à beaucoup d’autres est refusée l’autorisation de publication. L’Iran se trouve ainsi dans ce que ses écrivains qualifient de “dépression littéraire”. Des ouvrages aussi différents que Ulysse, de James Joyce, Le Joueur, de Dostoïevski, Mémoire de mes putains tristes, de Gabriel García Márquez, Du contrat social, de Jean-Jacques Rousseau, ou Da Vinci Code, de Dan Brown, sont interdits, ainsi que certains livres de Virginia Woolf, de Heinrich Böll et de Woody Allen.

La littérature locale n’est pas à l’abri de ces oukases. Ainsi, presque tous les livres de Sadegh Hedayat sont interdits. Enterré au Père-Lachaise, à Paris, l’auteur de La Chouette aveugle est pourtant considéré comme le père du roman moderne iranien. Idem pour Le Coq, roman de Ebrahim Golestan, le fameux cinéaste qui vit depuis longtemps à Londres.

La procédure du contrôle des livres par le ministère est longue, et il est presque impossible d’en savoir les délais. La décision ne relève pas de règles précises, elle est souvent arbitraire, ce qui fait qu’un livre autorisé aujourd’hui à paraître ne le sera pas forcément demain ou pour sa réimpression.

Mohammad Ali Sepanlou, Légion d’honneur et poète iranien, affirme avoir attendu sept mois l’autorisation de réimprimer ses traductions des pièces de Camus, L’Etat de siège et Les Justes. “On m’a annoncé que je devais éliminer au moins vingt phrases dans ces deux livres, précise-t-il. C’est d’autant plus ridicule qu’ils avaient déjà été plusieurs fois réimprimés sous la République islamique.”

Pour Mahmoud Dowlatabadi, auteur renommé d’un roman de dix volumes, “Kelydar”, “la censure a mis nos jeunes écrivains dans un état de dépression complète et la passion d’écrire est malheureusement en train de disparaître en Iran”.

Mais le résultat le plus catastrophique est la montée de l’autocensure. “Elle a envahi l’imagination des écrivains et des traducteurs”, dit Abdollah Kowsari, qui a traduit des oeuvres de Mario Vargas Llosa en persan et qui a remporté l’année dernière le prix gouvernemental de littérature.

L’écrivain Belgheys Soleimani, dont Le Jeu du mari et de la mariée a été un best-seller en 2007, n’a pas été autorisé à publier son dernier roman. “La censure, dit-il, a grandement réduit la diversité et la richesse de sujets dans la littérature persane. Nos récits baignent dans le mensonge.”

L’écrivain Yaghoub Yadali a été détenu quarante jours, de manière illégale, pour ce qu’il avait écrit dans Les Moeurs du Malais. La publication de ce livre avait pourtant été autorisée. “Cela montre qu’en Iran on risque toujours d’être puni pour son imagination”, dit Farzaneh Karampour, écrivain elle aussi.

Media Kachigar, président du prix Roozi Rozegari, a annoncé qu’aucun roman ne serait distingué cette année. “Un prix, dit-il, ne se donne pas dans le vide. Le niveau de vide de la production littéraire est tel que nous avons décidé de ne primer aucun titre, alors que 90 % des oeuvres de fiction sont bloquées par la censure.” Celle-ci est pourtant illégale : elle contredit l’article 25 de la Constitution, remarque Mohammad Sharif, avocat et professeur de droit iranien à l’université Allameh Tabatabayee, à Téhéran.

Alors, comment peut-on être un écrivain iranien?